De 1941 à 1944, en Alsace et en Moselle, le Reichsarbeitsdienst (RAD) faisait obligation, aux jeunes filles de se présenter à un conseil de révision. Ces incorporées de force furent envoyées dans une région allemande et contraintes à une formation paramilitaire et au port de l’uniforme.
D’abord ouvrières agricoles dans des fermes allemandes en mal de main d’œuvre, elles furent ensuite affectées au service d’aide à la guerre : le Kriegshilfsdienst (KHD). Elles pouvaient alors être incorporées dans la défense antiaérienne ou dans des usines d’armement, encadrées par la Wehrmacht.
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Mariette Jenft nous raconte...
« C’est en octobre 1941 que je fus appelée.
«
Après le RAD, il me fallait encore accomplir encore six mois au service d’aide à la guerre : le Kriegshilfsdienst (KHD). J’étais pressentie pour aller dans une usine d’armement où on fabriquait des bombes, car, disait-on, les mains de femmes étaient plus habiles pour placer les détonateurs.
Mais mon père remua ciel et terre jusqu’à obtenir que je sois affectée au chemin de fer à Metz. Là encore, j’avais un uniforme, mais c’était l’uniforme noir de la Reichsbahn. Je portais le pantalon car il me fallait monter et descendre des trains et pas seulement du côté voyageur, et cela aurait été impossible en jupe. J’ai travaillé au triage du Sablon, puis à la gare de marchandises et enfin comme contrôleur dans les trains de voyageurs. Je pouvais ainsi aller jusqu’à Eisenach.
« Voilà comment j’ai assuré mon temps de KHD. Puis les Allemands m’ont gardée et je suis restée au chemin de fer jusqu’à la fin de la guerre.
« Les attaques des Alliés (les ennemis pour les Allemands) se sont lentement rapprochées de notre région.
« Les V1 arrivaient silencieusement, les bombardiers faisaient plus de bruit. Une de mes cousines me l’avait expliqué : elle travaillait avec ses proches dans les champs vers Bouzonville et tout à coup ils ont entendu un bruit énorme au-dessus d’eux. Ils ont vu quelque chose d’immense, blanc mais ils ne savaient pas dire quoi. Par réflexe ils se sont baissés et se sont dit : « mais qu’est-ce que c’est ? » Ils ont supposé que c’était des essais. Elle disait toujours « Jésus Gott » car en ce temps-là, on avait peur de tout. Ce n’est qu’après qu’on a entendu parler de Von Braun qui avait inventé les V1.
« Au début de la guerre, les Allemands ont dit qu’ils allaient aménager des endroits place de l’église où les gens puissent se mettre à l’abri en cas d’alerte, mais ils n’en ont rien fait. Cependant, sur chaque maison, ils ont mis l’écusson de Metz, moitié blanc moitié noir. Les hollandais venaient étayer les caves avec de grosses poutres. Les Allemands utilisaient ces ouvriers venus de tous les pays car tous leurs hommes de troupe étaient au front. Nous n’avions pas beaucoup mais nous pouvions tout de même leur donner une petite soupe et ils étaient contents.
« Ces étais ne nous servaient pas à grand-chose, c’était simplement pour que l’on puisse se sentir en sécurité dans les caves.
« Il y avait beaucoup d’alertes mais on ne courait pas car c’était souvent pour rien. Un voisin avait fait des lits à la cave et disait : « Si on doit mourir, on mourra, mais nous serons ensemble.».
Nous allions souvent chez Lui. Des caves avaient été ouvertes entre plusieurs maisons rue de la Croix et ainsi les gens pouvaient se sauver d’une cave dans l’autre.
« Quand l’alerte retentissait, les gens devaient se mettre en sécurité. On entendait les bombardiers qui faisaient un bruit différent des autres, un vrombissement sourd. Et on attendait. On disait : « Il y en a encore un… » J’ai toujours la chair de poule quand j’y repense.
« Les Américains passaient avec des avions légers et mitraillaient sans distinction. Pendant une alerte, les trains devaient s’arrêter. Nous avions reçu cette instruction : s’il y avait un bombardement, il fallait sortir et se mettre sous le train.
« Une fois, mon chef et moi sommes restés coincés au beau milieu de la nuit. Il m’a dit : « Mariette, là, ça va donner ». Ils étaient en train de bombarder Sarrebruck. Nous sommes partis dans les champs. On voyait dans le ciel une grande clarté quand ils bombardaient. C’était l’enfer. On pensait : « Les pauvres gens ! ». Nous attendions que cela passe. Si l’on ne pouvait pas rentrer en gare, il fallait rester dehors. C’était comme cela.
« Je me souviens d’être allée à Maizières où se trouvaient Sacilor et toutes les grandes industries. Les gens avaient peur d’être bombardés et notre chef nous a expliqué « Ils ne bombarderont jamais ça, car les Américains aussi bien que les Allemands en auront besoin. ». Et ces industries n’ont jamais été bombardées.
« J’ai eu la douleur de vivre le grand bombardement du 1er mai 1944 au Sablon. Il faisait si beau en ce 1er mai. Tous les gens étaient sortis pour profiter de la douceur de l’air. Une voisine me dit : « Comme tu es toute belle, où vas-tu ? » Quelle idée ! J’allais travailler au chemin de fer ! « N’y va pas, me dit-elle, on a écouté Londres. Ils vont bombarder le Sablon. »
« Si seulement je l’avais écouté… Elle avait raison.
« Les gens étaient sortis pour aller au cinéma ou à la foire de mai et le bombardement a eu lieu à 18 h. Quand ils sont rentrés chez eux, beaucoup ont retrouvé leur maison démolie et des parents morts…
« Je devais contrôler le train allant à Sarrebourg qui passait vers 18 h rue Castelnau, mais une alarme a annulé le départ du train. J’étais donc dans la gare de Metz. A 18h, nous avons entendu les bombes tomber : vacarme assourdissant. Juste après, un employé de chemin de fer est accouru en hurlant :
« Le Sablon ! Le Sablon ! Rue Castelnau, il n’y a plus rien ! » J’ai dû pâlir très fort. Mes parents habitaient toujours rue Castelnau. Alors mon chef m’a dit de partir et d’aller voir.
« La toute première bombe est tombée sur Montigny au numéro 1 du chemin de la Horgne sur une petite maison. Une femme, sa fille et sa petite-fille étaient en train de boire le café dehors car il faisait beau.
« Tous les gens ont été surpris par le bombardement et, naturellement, tout le monde s’est rué vers les maisons. Sur le trottoir de la rue Castelnau, dix-huit personnes se sont précipitées dans une cour et sont mortes, enterrées sous les éboulements causés par les bombes. La maison a été rasée. Il n’en restait plus rien. Il y avait un trou béant énorme. A côté, il n’y eut presque pas de dégâts. Le trou était immense et les Allemands ont fait venir les mineurs de Joeuf pour creuser.
« On n’avait rien. Chacun creusait comme il pouvait. Les gens avaient ordre de partir, mais chacun pensait retrouver l’un des siens et ils attendaient. Tous les jours, ils espéraient.
« J’ai connu une femme qui était allée se promener avec son bébé. Son mari était à la guerre et devait revenir en permission. Il est rentré de permission pour assister aux recherches. On les a retrouvés, ils étaient la tête la première dans l’eau. Des conduites avaient crevées…
« Je suis revenue en courant jusqu’au bout de la rue Saint-Bernard. Impossible de faire quoi que ce soit. C’était une montagne de gravats. La première maison que j’ai vue au sol était celle du 102 rue Castelnau. Je ne savais pas de quel côté aller. J’ai couru tout droit. Il y avait une maison du chemin de fer rue de Castelnau mais quand je suis arrivée là, je n’ai vu qu’un tas. Et je ne voyais pas ma maison debout. Enfin, je suis arrivée. Je suis rentrée. La porte était ouverte au grand large. J’ai appelé maman, elle n’était pas là. Au moment où je ressortais, quelqu’un m’a dit « Tu cherches ta mère ? Elle est en haut. ». Elle redescendait hébétée. Elle était descendue à la cave pendant le bombardement, puis avait voulu sortir par-devant, mais n’avait pas pu.
« Notre maison n’avait subi que le souffle des bombes. Vêtements, casseroles, papiers… tout a été soulevé et est retombé dans la cour. Ma mère a même retrouvé des affaires de personnes disparues que nous avons brûlées ensuite.
« Il y a eu beaucoup de morts.
« A l’angle de la rue St Bernard et de la rue St André, tout a été détruit. A côté, une vieille maison avec trois locataires a été détruite aussi. Mais tout le reste est resté debout.
« Les corps des personnes décédées ont été déposés dans le gymnase de l’école Saint-Bernard. C’était le seul endroit où on pouvait les déposer. De là, les familles ont emmené leurs corps avec une charrette.
« Le soir du bombardement, à minuit, les avions américains sont venus prendre des photos. Ils venaient la nuit après les bombardements photographier ce qu’ils avaient bombardé car c’était le chemin de fer qui était visé. Comme en Normandie, ce n’était pas les civils qui étaient visés mais ils ne pouvaient pas faire autrement.
« En rentrant des courses, maman me dit : « Tu as vu ce qu’ils nous ont collé ? Sur la porte de notre maison, il y avait un écriteau : « Ceci est le bien du Reich ». J’ai voulu arracher l’inscription mais ma mère m’en a empêché. Plus tard, l’inscription a disparu.
« Mon père ayant été déporté à Breslaw près de la Pologne, nous ne devions plus entrer par la porte, mais par la cave.
« Nous n’étions donc que deux femmes et mon père était déporté politique.
« Peut-être que les gens qui étaient de grands partisans de l’Allemagne voyaient leur maison vite réparée mais pas nous. Il y avait des Allemands qui avaient leurs « sbires ». J’ai entendu dire qu’une femme faisait de la couture pour les Allemands et on lui a réparé sa grille. Et quand je passe devant encore aujourd’hui, j’y repense. Les gens lui en ont voulu à mort car cette grille était magnifique.
« Le monde en ce temps là était un monde opprimé. Vos meilleurs amis vous trahissaient. Celui qui a donné mon père était un fervent hitlérien, il avait retourné sa chemise. Vous étiez bien avec des personnes depuis de longues années et tout à coup, ils vous trahissaient. Ma mère était d’origine sarroise, mais parfaitement bien intégrée. Lorsque les Allemands sont venus, ils ont dit à ma mère : « Alors Mme M…. maintenant vous êtes Allemande » et ma mère a répondu : « Non j’ai toujours mangé le pain français et je m’en suis bien trouvé ». Et elle a fermé la porte. Ce qu’elle venait de dire était un acte qui aurait pu lui coûter la vie, il n’en fallait pas plus.
Ma grand-mère avait des voisins juifs. Le maître d’école a demandé aux enfants où leurs parents avaient mis le portrait d’Hitler. L’un a dit : « Mon papa l’a mis là où il devait être, dans les WC. ». Le lendemain soir, les Allemands sont venus avec de grands camions noirs et toute la famille a été emmenée et on ne les a plus jamais revus. La dénonciation était alors monnaie courante.
« Les Allemands ont creusé de grandes tombes en long, sur trois rangées. Les corps ont été mis les uns à côté des autres, et tous les Allemands en uniformes ont hurlé et un haut gradé a dit : « Voilà ce que les Américains vont vous apporté, voilà de quoi on veut vous libérer. ». Naturellement les gens étaient debout sans un mot, sans une larme. Ils étaient là, dans une grande misère. On ne pouvait rien dire, même pas se rebeller. Ensuite, chaque famille a pris ses morts pour les enterrer dans leur caveau. Mais nombreux sont les corps qui sont restés là (81). C’était la guerre. Il n’y avait pas forcément de religieux et des familles entières avaient été décimées, parents et enfants.
« Une de mes amies est morte dans de terribles circonstances, décapitée. Sa tombe est à l’abandon, personne ne s’en occupe. Pourtant quelqu’un a dû payer pour cette tombe, probablement concession à perpétuité. Pendant un moment je m’en suis occupée, mais ensuite j’ai abandonné.
« Plus tard, notre maison a été bombardée à nouveau. Les vitres ont été cassées, le toit endommagé, et des tuiles partout dans la cour. Nous sommes tous partis dormir dans les champs. Après les bombardements, les maisons étaient inutilisables.
« En centre ville, il y avait une librairie où on pouvait louer des chambres. Alors nous avons pris quelques biens et sommes allés y habiter. Mais je revenais tous les deux ou trois jours pour vérifier notre maison car elle était toujours accessible par le toit. Un Allemand nous a dit : « Madame, c’est votre maison ? Elle n’a même pas une fissure. Les tuiles et les vitres se remplacent, vous ne serez plus là et votre fille non plus que la maison sera toujours debout à moins qu’une autre bombe ne tombe dessus. Des maisons comme celles-là, on n’en construira plus. » Nous n’avions plus de vitres et pour les remplacer nous avons découpé le balatum à la mesure des fenêtres et nous l’avons cloué pour éviter un peu le froid et j’avais bouché toutes les issues. Par la suite, lorsque les Américains sont arrivés à Metz et qu’ils sont venus voir, ils ont dit que malheureusement ils ne pourraient pas réparer ces dégâts.
« Alors que nous habitions rue des Parmentiers, une bombe à retardement a explosé. On n’avait plus d’eau, plus de gaz, plus d’électricité. Nous avons vécu là tout l’hiver 1944.
« Un dimanche, nous étions tous à la cave. Les Allemands étant sur le Saint-Quentin, il était aussi question, qu’ils visent la ville de là haut. Derrière chez nous, il y a eu des obus, cela a brûlé et tout le monde est descendu dormir dans les caves. Au moment où les Américains sont entrés dans Metz, les Allemands se défendaient.
« Et tout à coup, la trappe de la cave s’est ouverte et deux ou trois Américains sont descendus, ont regardé dans la cave et ils ont crié : « américain !». On était apeurés. Ils avaient leur tenue de combat avec leur fusil. L’un d’eux a dit alors qu’on ne devait pas avoir peur. Ils nous ont dit « chewing-gum », puis « chocolat » et en ont donné aux enfants, et là nous avons compris qui ils étaient.
« C’était la première journée de libération.